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En cette période de confinement, j’écoutais l’excellente présentation de Nate Ferguson d’Escarpment Labs à propos des levures (->https://www.youtube.com/watch?v=1k2MoxO0cIg). Une phrase a particulièrement retenu mon attention : « les levures ne doivent pas être considérées comme un ingrédient mais comme un animal domestique ». Cette affirmation aurait pu passer inaperçue mais elle a aiguisé mon envie de me plonger dans les recherches récentes et de mieux comprendre cette phase de domestication qu’ont connues les levures depuis des siècles. Et qui dit levures domestiquées permet par opposition d’en savoir un peu plus sur ces fameuses levures sauvages (wild yeast) très en vogue en ce moment.

L’histoire et l’étude des techniques est souvent faite de dates clés et de découvertes scientifiques. On étudie rarement les longs processus évolutifs qui, au fil des siècles, ont conduit les techniques à évoluer, la sélection à s’opérer, l’environnement à changer…

Quand ce n’est pas tout simplement omis des ouvrages spécialisés, la domestication des levures est souvent évoquée très rapidement. On cite le nom des découvreurs, des faits historiques avant de décrire les caractéristiques des diverses souches, de rentrer dans le détail des processus biologiques ou de décrire les techniques pour les utiliser. C’est le cas de l’excellent livre sur les levures Yeast qui évoque en quelques mots la domestication et résume les différences avec les lointains ancêtres sauvages à de la fermentation spontanée. Il est vrai que les preuves scientifiques sont récentes mais la théorie de cette domestication date de quelques années. Par dessus tout cet oubli ne rend pas hommage à tous les brasseurs avant nous qui ont fait la plus grande partie du travail pour que nos souches de levures soient ce qu’elles sont aujourd’hui !

La domestication est définie comme : la sélection humaine et la reproduction d’espèces sauvages pour obtenir des variantes cultivées qui prospèrent dans des environnements artificiels, mais qui en parallèle perdent leur capacité à survivre dans la nature. Des signes typiques de domestication vont d’adaptation morphologique ou du métabolisme en passant par le mode de reproduction ou la modification du génome résultant de cette sélection conduite par l’homme. Ces adaptations ont été signalées dans les cultures, le bétail et les animaux domestiques mais, comme nous allons le voir, elle s’applique aussi aux levures.

Depuis la préhistoire, l’homme a exploité la capacité des levures et particulièrement du genre Saccharomyces Cerevisiae, à convertir les sucres en éthanol et en composés et saveurs agréables pour obtenir des aliments et des boissons de meilleure qualité en prolongeant également la durée conservation. Alors que l’utilisation de cultures pures a commencé bien après le travail des pionniers que sont Pasteur et Hansen au XIXe siècle, les premiers brasseurs, vignerons et boulangers avaient déjà appris que l’inoculation d’aliments non fermentés avec une petite portion de produit fermenté entraînait des fermentations plus rapides et prévisibles.

Ce repiquage de la levure a entraîné des lignées de levure qui se sont développées continuellement dans ces environnements artificiels et ont perdu le contact avec leurs niches naturelles, fournissant un cadre parfait pour la domestication. Cependant, il n’existait jusqu’à il y a quelques années pas de preuves formelles de cette hypothèse et il n’était pas si évident que la diversité des levures industrielles puisse avoir été façonnée par la sélection et l’adaptation de niche (domestication) ou par la divergence causée par l’isolement géographique et la dispersion limitée. La génétique allait trancher.

Du modèle de laboratoire à la génétique pour tous

 

Notre petite levure saccharomyces cerevisiae est, en plus de son rôle incontournable pour l’alimentation, très utilisée depuis une cinquantaine d’année comme organisme modèle en biologie cellulaire et en génétique. Elle présente plusieurs avantages : facile à manipuler avec un de temps de génération rapide, elle est non pathogène et conserve des processus de biologie cellulaire fondamentaux qui permettent des études sur les fonctions ancestrales des organismes vivant. Son génome petit mais étant du même “règne” que nous, l’a promulgué aux avant postes pour les premières études génétiques. C’est de la sorte qu’en 1996 elle fut le premier eucaryote* dont le génome a été entièrement décodé ! (*nos lointains ascendants dont nous partageons environ 23% des gènes)

 

Pour en savoir plus sur les 16 chromosomes (parfois en paire, parfois non) de ce champignon microscopique, la communauté des chercheurs s’est mis de nouveau à l’œuvre mais cette fois pour bâtir des collections de levure de plusieurs milliers d’individus dont chacun est spécifiquement déficient sur un gène donné. Il fallut donc inactiver un par un chacun des quelques 6000 gènes de la levure. Pourquoi ? Notamment parce que une part significative de ces gènes avaient (et certains ont encore) une fonction inconnue. Une fois le gène inactivé, il devient plus facile d’en établir la fonction en constatant l’effet de son absence et ainsi d’avoir un premier aperçu de l’évolution complexe de cette espèce.

Aujourd’hui on sait quel gène est responsable de certaines saveurs désirables ou de tel faux goût. L’ensemble des données est en libre accès sur le site yeastgenome.org et une analyse assez simple (PCR) permet de déterminer si une souche est porteuse ou non de ce fameux gène. Celui dont on parle souvent est le STA1 des levures de type saison qui permet la production d’un enzyme permettant de dégrader des sucres plus complexes et donc de produire des bières avec moins de sucres résiduels.  Les gènes PAD1 et FDC1 sont quand eux responsables du fameux gout épicé des Hefeweizen allemandes.

Des levures de laboratoire à l’arbre généalogique

 

Tout s’accélère lorsqu’en 2013, les chercheurs décident d’élargir le champs de leurs recherches avec l’objectif de séquencer le génome de 1 011 levures de toutes origines. Leurs travaux permettent de retracer des caractéristiques communes, des divergences et de regrouper ces souches en 26 lignées. En les comparant à des espèces sauvages voisines, cet arbre indique que notre très chère Saccharomyces Cerevisiae est très certainement originaire d’Asie du Sud, probablement en Chine.

 

Mais revenons à la bière. La plupart des études précédentes se sont concentrées principalement sur les levures provenant d’habitats sauvages ou des laboratoires de biologie mais ne prenaient en compte qu’un ensemble limité de souches industrielles, provenant principalement du monde du vin. En 2016, une étude est lancée par l’université de Louvain en Belgique sur 157 souches de levures de bière. Les résultats révèlent que ces levures sont génétiquement distinctes et ont un ensemble de caractères très différents des souches sauvages. Elle montre en outre que toutes ces levures brassicoles ne proviennent que d’un ensemble limité de souches ancestrales qui se sont adaptées aux environnements créés par l’homme. Elles ont donc été domestiquées !

 

Les progrès de la génétique ont permis de classer les levures en cinq groupes. Le premier contient des souches asiatiques telles que les levures de saké, un second contient principalement des levures de vin, un autre groupe englobe d’autres levures comme celle de boulangerie et les deux dernières familles bien distinctes comprennent les levures de bière. Ces lignées de levure de bière présentent des caractéristiques de domestication claires et profondes, plus que les autres lignées.

 

Alors que la plupart des groupes n’ont pas de sous-structure géographique solide, l’un de ces groupe Beer1 contient des sous-groupes de souches géographiquement isolés utilisés en Europe continentale (Belgique / Allemagne), au Royaume-Uni, et une sous-lignée récente de levures de bière américaines qui ont divergé de la sous-clade britannique pendant la colonisation. Le groupe Beer2 quand à lui est plus étroitement liée à une lignée du vin et comprend 20,6% des souches.

En étudiant le cycle fonctionnel qui se déroule tout au long de l’année pour la bière et en remarquant les divergences entre les levures américaines importées d’Europe pendant la colonisation, cela a permis d’estimer le dernier ancêtre commun du groupe Beer1 entre 1573 et 1604, ce qui suggère que la domestication a commencé à cette époque. Le deuxième groupe est plus récent et estimé entre 1645 et 1671. Ces deux embranchements coïncident avec le passage progressif du brassage de bière à domicile où chaque famille produisait sa propre bière à un brassage à plus grande échelle plus professionnel.

Les traces de cette domestication de la levure de bière sont principalement la capacité à fermenter des sucres plus complexes (jusqu’à 18 carbones) alors que les levures de vin, par exemple moins domestiquées, n’ont pas cette capacité. Mais en revanche certains gènes codant des saveurs indésirables ont disparus, appauvrissant le génome et elles ont perdu leurs capacités à survivre dans la nature et à se reproduire. Les levures de vin, quand à elle, ont plus été sélectionnées pour leur capacité à résister aux traitements et à de nouveaux environnements mais n’ont pas subit suffisamment de pression pour avoir été domestiquées. C’est pourquoi on parle souvent de levures indigènes dans le vin.

Cette étude n’a par contre pas permis un regroupement supplémentaire des levures selon le style de bière. Un style de bière étant souvent brassé avec différentes levures, cela n’a pas permis d’adaptation propre à une style. Quelques styles dépendent tout de même des caractéristiques génétiques de levures très spécifiques, telles que les bières Hefeweizen ou les Saisons qui sont des exceptions notables.

(la question est posée et les études sont en cours pour savoir si les fameuses levures scandinaves Kveik formeraient un groupe Beer3 qui aurait commencé avant ou après les autres domestications)

 

Comprendre le passé pour connaître l’avenir

 

Les levures sont apparues il y a 100 millions d’années avec le sucre des premières plantes à fruit. Les dernières études indiquent que des pratiques de brassage de la bière pouvaient être utilisées au Moyen-Orient il y a 13 000 ans. Entre temps il aura fallu des siècles pour domestiquer les levures et ces dernières années pour mieux les comprendre. Quel sera le prochain défi ?

Une sélection plus rapide, plus de souches et variantes .

Les études et la domestication se sont principalement focalisées sur l’espèce saccharomyces cerevisiae mais il existe d’autre type de levure. Aujourd’hui nous avons des souches de laboratoires complétements apprivoisées, des souches sauvages probablement polluées par nos levures industrielles (comme quoi !), certainement pas mal d’hybride comme c’est le cas pour les levures indigène du vin; mais aussi tout un tas de levures en cours de domestication.

C’est le cas par exemple des brettanomyces, un autre genre de levure dont la sélection des souches a commencé il y a quelques années aux états-unis et qui sont proposées par de plus en plus de laboratoire. Aujourd’hui les souches utilisées en brasserie n’ont pour la plupart plus rien de sauvage mais sont plutôt des levures en cours de domestication. Les progrès et la connaissance en génétique pourrait accélérer le processus en opérant une sélection plus ciblée mais aussi en croisant de nouvelles espèces ou en sélectionnant des variétés intéressantes.

 

La génétique oui, les OGMs non merci

 

Les levures font parties des premiers organismes à avoir été génétiquement modifiés et la tentation est grande pour les laboratoires de tenter des expériences sur nos levures brassicoles. Des grands groupes ont déjà tenté d’insérer un gène codant des saveurs de houblons dans une levure pour réduire l’utilisation de celui ci ou de modifier une souche pour qu’elle fabrique de l’acide en même temps que la fermentation permettant ainsi d’obtenir une bière acidulée beaucoup plus rapidement. Je ne saurais que trop rappeler la fameuse phrase de Paul Morand inscrite chez Cantillon “ Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui”.

Aujourd’hui nous pouvons utiliser et réutiliser nos levures, la sélection et la richesse vient encore en partie du rôle du brasseur dans ce processus d’évolution. Nous avons vu à quel point les progrès de la recherche pouvait nous aider et nous éclairer mais il ne faudrait pas comme pour les semmences que nous soyons condamnés à être complètement dépendant des industriels. Les laboratoires repartent souvent d’un petit nombre de cellules identiques congelées ce qui bloque le processus d’évolution. Comme pour les semences paysannes, nous souhaitons pouvoir récupérer nos levures, favoriser les échanges et en aucun cas encourager les OGMs qui sera un piège plus qu’une solution pour les brasseurs.

Des levures encore sauvages ?

 

Aujourd’hui les études nous montrent que sous la pression de l’homme les levures ont évolué au fil du temps, certaines ont été domestiquées, d’autres se sont adaptées, une sélection naturelle s’est opérée. Les levures présentent sur le raisin ou les arbres se sont adaptées aux traitements, l’environnement et les cultures ont modifié l’écosystème et la question est même posée de savoir s’il existe encore une niche écologique pour les levures sauvages. Peut-on encore parler de levure sauvage ou même de levure indigène tant les habitats et les milieux d’origine ont changé ? La question se pose même sur les fermentations “spontanées” : sont elles exemptent de l’influence de la domestication des levures par les autres brasseurs ?

Fanny et Christophe (Avril 2020)

boebion

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